Panique transatlantique

14 Mai
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Crédit photo: Vincent Boyer | Flickr

 

Nathanaëlle Vincent

Au moment où la voix nasillarde du pilote se fait entendre, annonçant le décollage imminent aux 248 passagers de l’Airbus A310, deux certitudes s’imposent à moi :

1- Les pilotes ont tous la même voix nasillarde. 

2- Dans un court instant, nous serons tous morts. 

Sur mon ventre noué, la ceinture est bouclée. J’ai enfilé deux gin tonics à l’aéroport sous le regard médusé du serveur à peine réveillé.  Il est six heures du matin.  Les quatre moteurs General Electric mugissent dans un vacarme assourdissant, une vague odeur de kérosène emplit la cabine.  J’hésite à héler une hôtesse de l’air, mais tout l’équipage est à présent assis, visage serein et demi-sourire à vocation rassurante. Rassurée, je ne suis point. Au bord de la psychose, certainement.

Insensible à ma face de condamnée à mort, notre tombeau de ferraille roule déjà à vive allure sur le tarmac de l’aéroport de Lyon-Saint-Exupéry. (Note à celui qui a eu la lumineuse idée de nommer un aéroport du nom d’un homme – aussi honorable soit-il- mort dans le crash de son avion abattu en mer Méditerranée, sache que je te déteste.) 

Après avoir évité de justesse deux avions qui décollaient à 500 mètres devant nous,  le pilote accélère comme un demeuré sans avoir compris qu’il serait temps de tirer vers lui le gouvernail afin que nous ne finissions pas en purée quelque part au bout de la piste. Non, je ne pense pas au crash du Concorde, ni aux oiseaux qui pourraient s’engouffrer dans le réacteur, ni à une erreur de la tour de contrôle.   Le nez collé au hublot, je récite quelques prières qui s’étranglent dans mon larynx, guettant la flamme qui sortira inévitablement du réacteur dans les prochaines secondes. Ma voisine dort déjà, complètement inconsciente du drame qui se profile à l’horizon. Je remercie le ciel pour ses trente-cinq belles années passées sur Terre et m’engage à ne plus jamais remettre mes pieds de phobique dans un avion si, par miracle, je survis. 

Ça y est, le monstre, défiant toutes les lois de la physique, quitte finalement la piste.  Deux-cent-quarante-huit paires d’épaules se voient plaquées contre leur fauteuil de cuir bleu vieillissant, trahissant l’âge vénérable de l’appareil. Statistiquement, la majorité des catastrophes aériennes se produisent au décollage ou à l’atterrissage. Le réservoir, rempli à ras-bord par 48 tonnes de carburant, nous assure une explosion gigantesque sans aucune chance de survie.  Si nous atteignons sans encombres les 33 000 pieds annoncés par le pilote, je promets d’accueillir quinze familles de migrants dans mon petit 3 1/2.

Sur l’écran devant moi défilent les informations du vol. Concentrée sur les chiffres indiquant que nous gagnons de l’altitude, je sursaute de l’oreille interne. L’aile droite de notre prison volante a décidé de quitter l’horizon. Les rares buildings de la capitale des Gaules disparaissent au profit des nuages. Nous sommes, selon toute vraisemblance, en train de faire demi-tour. Le pilote va tenter un atterrissage d’urgence ou, inspiré par Andreas Lubitz, mettre un terme à sa mélancolie en nous propulsant sur la tour en forme de crayon de la Part-Dieu. Ma frangine, qui s’y connait en discours, ne manquera probablement pas de souligner cette ironie du sort: à notre chère sœur, morte dans un crayon, à défaut d’avoir réussi à vivre de sa plume… 

Une carte de notre position s’affiche à l’écran au moment où les ailes se sont finalement réalignées sur l’horizon. Ignorant la définition et le graphisme dignes des premières consoles Atari, je me concentre sur l’icône de l’avion. Le nez pointe vers l’est, en direction de cet océan sans fin que j’aurais vraiment préféré traverser sur des radeaux tressés de rêves.  J’hésite à bouger enfin un orteil et à me mettre à respirer quand les speakers commencent à diffuser la voix du chef d’équipage, relançant par la même occasion une hypersécrétion de mes hormones de stress. Atterrissage d’urgence? Problème de pressurisation? Les deux pilotes ont fait un arrêt cardiaque simultané? Non, le fourbe nous indique que nous pouvons détacher nos ceintures et qu’ils vont nous distribuer les formulaires de douane. J’admire l’optimisme du bonhomme. 

Trente-trois mille pieds. Je rêvasse au service de bar qui se fait attendre, le nez incrusté dans le hublot. Mais, quoi pardon, que vois-je!?! Horreur et damnation!!! Un point noir se ballade sur le ciel bleu. Il bouge à grande vitesse. Il s’agit, à n’en pas douter, d’un avion de chasse de l’armée française, venu escorter notre cercueil ailé qui s’est fait hacker à distance. Le Rafale a un comportement erratique, il se déplace de droite à gauche, puis de gauche à droite sans aucune logique. Un coup d’œil à ma voisine toujours innocemment assoupie et je reprends la vigile de notre mort certaine. Le point noir est toujours là, son comportement toujours aussi étrange. Un OVNI? Un oiseau? Ou…ou… (rire nerveux)… un corps flottant logé depuis des années dans mon œil et qui réapparait sur fond de ciel bleu. Le ridicule ne tue pas. En tout cas, beaucoup moins qu’un vol transatlantique. 

Nous entamons notre traversée de l’océan au moment où les hôtesses arrivent enfin avec leur charriot. Ma déception est sans fin quand la grande brune me propose un café plutôt qu’un gin tonic. J’accepte docilement. Je serai ainsi plus réactive quand viendra le temps d’enfiler mon gilet de sauvetage. Perché à dix kilomètres dans les airs, nous pouvons espérer planer une vingtaine de minutes en cas de panne totale des moteurs. Avec beaucoup de chance, notre pilote est de la trempe du commandant Piché et saura nous sauver tous de la catastrophe. Seul hic, les Açores sont encore à plusieurs heures de vol plané et l’amerrissage d’un Airbus est rarement concluant. 

Occupée à noyer ma terreur dans le plateau de bouffe tout à fait médiocre accompagné de son verre de vin tout aussi fade, je m’interroge sur la vie après la mort et sur la réincarnation. Je me vois déjà en hippocampe, oscillant tranquillement dans les eaux chaudes de la Méditerranée quand un hurlement déchire toute la cabine. Nous venons de perdre une aile ou un réacteur, le groupe armé État islamique a infiltré le cockpit et une éruption volcanique est en train d’encrasser les moteurs…D’autres cris devraient suivre. Une panique généralisée. Certains auront le temps de faire un câlin à leur voisin ou de serrer la main de leur amoureux(se). Peut-être même de penser à leur REER ou au testament qu’ils n’ont pas fait, avant que l’A310, toutes alarmes sonnantes, ne s’explose au milieu de l’océan. Je repense à Tom Hanks dans Seul au monde, qui réussit à survivre ET à sortir de l’avion-cargo qui vient de se crasher au large des Îles Cook. Hollywood je te déteste. Le cri strident semble provenir d’une petite crotte emmitouflée. Bébé qui hurle en avion je te déteste.

Trois ans de psychanalyse et plusieurs milliers de dollars investis sur un divan de la rue Saint-Joseph n’auront décidément pas permis de terrasser cette maudite phobie. Ok, je l’admets, je me suis quand même réconciliée avec ma mère. Très utile pour les quelques minutes qui me restent à vivre. Vaguement concentrée sur le dernier film de Charles Binamé mettant en vedette Xavier Dolan, je suis en train de détester la psychiatrie quand l’avion se met à tressauter de façon chaotique. Voix nasillarde: «Nous traversons à présent une zone de turbulences. Merci d’attacher votre ceinture». Un coup d’œil sur la boucle qui n’a pas quitté mon tour de taille depuis six heures et je repense à cet article abscons lu quelque part cet été: «Pourquoi il ne faut pas s’inquiéter des turbulences». Hein? POURQUOI?!? Absolument rien d’inquiétant, une carlingue qui sursaute à dix kilomètres dans les airs… C’est comme à la Ronde, mais à 1200$ le billet, mer de nuage en option et toboggan sur l’océan. 

J’ose un bref coup d’œil à travers le hublot. Aussi inespéré que ce soit, Terre-Neuve est en vue. Un rapide calcul probabiliste me convainc que nos chances de survie ne sont pas si faibles que ça. Les plus courageux sont même autorisés à détacher leur ceinture.  Je serre la mienne un peu plus fort et retourne à Binamé. Mon taux de cortisol semble avoir retrouvé un semblant de normalité. Il remonte en pic quand le détestable vacarme des moteurs choisit sans crier gare de passer de 200 à 500 décibels. Comme si l’Airbus avait décidé de ronfler encore plus fort, dans un dernier souffle avant de rendre définitivement l’âme. Dans la gang d’innocents qui m’entoure, personne ne s’inquiète, les membres d’équipage ont toujours le même sourire niais, et ma voisine – probablement suicidaire- dort encore. Ce que je ne comprends pas, c’est pour quelle obscure raison même la voix de Xavier est plus forte. Jusqu’à ce que j’avale de nouveau ma salive et résolve, dans un sursaut d’intelligence, ce mystère acoustique: déglutir permet de déboucher les oreilles. 

Abattue par l’irrationnel de ma pensée phobique, je pense à mon amoureux qui doit être en train quitter la maison pour venir me chercher. Juste pour lui, ça serait bien que j’arrive en un morceau. Il ne reste que dix minutes de vol. Ça doit être faisable, ça, se poser sans encombres sur la piste de l’aéroport montréalais. Y a Ariane qui chante dans ma tête «Je reviens à Montréal» au moment où le mât du stade olympique apparait au loin. Et, si, ô comble du bonheur, nous survivions? Si, par miracle, notre pilote réussissait cet exploit?  Il aurait mon admiration inconditionnelle pour le reste de l’éternité. Et moi, une reconnaissance sans failles envers le destin, un sentiment profond de gratitude pour cette seconde chance, celle de la vie qui continue, avec ses heures d’attentes aux douanes de Pierre-Elliot-Trudeau, couronnées par les questions bêtes de la madame payée pour me suspecter dans son aquarium, avant d’atteindre  le tapis roulant qui daignera peut-être  recracher mon sac de voyage… Le train d’atterrissage touche le sol. Mon cœur explose de joie.  Peut-être est-ce juste pour cet instant que ma phobie s’accroche depuis des années. Pour cet incroyable moment de bonheur. Pour ces quelques secondes dans l’année pendant lesquelles je réalise cette chance extraordinaire que j’ai, celle d’être en vie. 

On se sent rarement aussi vivant que quand on a frôlé la mort. Cela étant dit, l’été prochain, ne me cherchez pas du côté de l’Europe. Ma phobie et moi, on sera au chalet. 

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